L’Astrée, un roman, un patrimoine forézien

Tout le pays de Forez parle d’Astrée, mais Goutelas a su faire rayonner le roman dans toute sa complexité.

Honoré d'Urfe, site du colloque "L'Astrée dans tous ses états", juillet 2007
Honoré d'Urfe, site du colloque "L'Astrée dans tous ses états", juillet 2007

« Auprès de l'ancienne ville de Lyon, du côté du Soleil couchant, il y a un pays nommé Forez, qui en sa petitesse contient ce qui est de plus rare au reste des Gaules » . C’est en Forez qu’Honoré d’Urfé place l’action de L’Astrée (1607-1628), roman majeur du XVIIe siècle.

Cette pastorale de 5 000 pages déroule entre récit, lettres et poèmes, le drame amoureux des bergers Astrée et Céladon et plus de 50 histoires interférentes. On identifie sans peine, grâce à la toponymie et aux descriptions, les lieux du Forez où Honoré d’Urfé passa sa jeunesse : Marcilly, Montbrison, Boën, Leigneux, Trelins, Montverdun, Chalmazel, Poncins, Feurs, les rives du Lignon, Uzore (Ysoure) et les hameaux de Jullieu, Bonlieu, la Pras, la Bouteresse, parmi d’autres . L’action se déroule au Vème siècle, au temps où se formait le royaume franc sur les débris de l’Empire romain, mais on chercha bien vite à reconnaître sous les personnages de fiction, chevaliers, princesses (nymphes), druides ou bergers, des personnages réels, parfois célèbres et contemporains de l’auteur. L’histoire d’Astrée et Céladon porta au-delà des frontières de la France, dans les cours de l’Europe, en même temps que l’art d’aimer, le nom et l’image fantasmée du Forez.

La rencontre des éditeurs de l’œuvre avec le Centre de Goutelas en Forez était une évidence : le château est en effet l’ancienne demeure du juriste Jean Papon, ami de la famille d’Urfé qu’Honoré d’Urfé représente dans son roman sous les traits du savant druide Adamas. Les bergers, amis d’Astrée, se rendent plus d’une fois dans cette demeure, longuement décrite, pour y admirer les peintures d’Histoire expliquées par leur hôte : nous sommes bien ici au cœur du « Pays d’Astrée », pays réel et rêvé, dont les animateurs du Centre culturel ont patiemment contribué à retracer les lignes géographiques. Le visiteur peut ainsi se laisser guider dans les chemins que parcouraient les personnages du roman, précisément dessinés par Urfé.

Depuis les terrasses de Goutelas, on devine le cours du Lignon qui sépare l’espace pastoral des amis d’Astrée et l’univers aristocratique des chevaliers et des nymphes. Il suffit de traverser le pont de la Bouteresse (aujourd’hui disparu) pour que ces deux mondes entrent en contact. En dédiant à la rivière la troisième partie de sa fiction – pour mémoire des « contentements » reçus au bord de son rivage à l’âge des amours innocentes – Urfé ne fait à l’en croire que rendre une dette contractée en sa jeunesse : « ne pouvant te payer d’une monnaie de plus haut prix, que de la même que tu m’as donnée, je te voue et te consacre, ô mon cher Lignon, toutes les douces pensées, tous les amoureux soupirs, et tous les désirs plus ardents, qui durant une saison si heureuse ont nourri mon âme de si doux entretiens, qu’à jamais le souvenir en vivra dans mon cœur »

Tout le pays de Forez parle d’Astrée, mais Goutelas a su faire rayonner le roman dans toute sa complexité. Les nombreuses rencontres scientifiques dont le château fut le théâtre ont pu donner toute la mesure d’une œuvre féconde et généreuse : riche des nombreuses histoires enchâssées où sont racontés « les divers effets de l’honnête amitié » promis par le titre, L’Astrée posait aussi à ses lecteurs des questions centrales. Les enjeux en sont d’abord politiques : au sortir des guerres de religion qui avaient déchiré le pays, il fallait refonder le lien civil dans une France blessée, rappeler à la nation l’histoire mouvementée de ses premiers monarques, et réunir la communauté chrétienne autour d’un de ses mystères – celui de la Sainte Trinité. À quoi s’ajoute une réflexion sur la nature du parfait amour, nourrie de spéculations néo-platoniciennes régulièrement raillées par l’inconstant Hylas . En donnant à lire les sens multiples de L’Astrée, les éditeurs d’aujourd’hui ne font pas acte de pure érudition : il s’agit aussi de rappeler combien ces interrogations demeurent d’actualité en ces temps modernes marqués par la division, voire la discorde, dans une nation inquiète, rongée d’incertitudes.

À Goutelas, colloques, journées d’étude, tables rondes et dialogues avec le public sont autant de moments forts qui ont rassemblé les admirateurs du roman et les spécialistes de cette période. L’Astrée a désormais trouvé son nouveau « centre ».

Delphine Denis est professeure de langue et de littérature française- Université de Paris-Sorbonne. Elle dirige depuis 2007 l’équipe en charge de l’édition critique de l’Astrée (Editions Champion : première partie 2011 ; deuxième partie 2016, troisième partie en cours)