Retour sur les tables rondes du festival Plurielles

Les 17 & 18 novembre 2023, le festival Plurielles ! Migrations & trajectoires féministes proposait des rencontres, plateaux radio, spectacles et moments conviviaux pour mettre en lumière celles qui se soulèvent pour défendre leurs droits, dans des situations d’exil ou de discrimination.

Cette synthèse des trois plateaux radio du samedi, à l'initiative de membres de l'association, a été rédigée par Michel Rautenberg.

Nous vous souhaitons une bonne lecture !

Les trois tables rondes portent sur trois thématiques différentes, cependant des questions plus générales ont été abordées qu’il est utile d’avoir à l’esprit. L’immigration, et plus encore peut-être celle des femmes, ne peut pas être abordée sans évoquer l’émigration. Comme le soulignait le sociologue Abdelmalek Sayad, évoqué par plusieurs intervenantes, ce sont les deux faces d’une même pièce. Il faut aussi avoir en tête que les politiques de l’immigration sont toujours instrumentalisées en réponse à d’autres questions (économiques, sociales, politiciennes). Toutes les études sérieuses montrent, par exemple, qu’elle est bénéfique à l’économie générale du pays d’accueil, ce qui est très rarement évoqué dans les débats publics. On ne peut pas la comprendre hors des crises climatiques et des effets du néolibéralisme sur l’économie mondiale. L’accueil des migrantes pose bien sûr des questions éthiques qui sont aussi des questions politiques. Il est illusoire de croire qu’il sera possible de cadrer complètement les migrations, il est alors nécessaire que les termes d’un débat public puissent être posés clairement et sur des bases rigoureuses. L’acceptation de la migration interroge la société française dans son ensemble.

Table ronde 1 : Migrations féminines, ce que le genre fait à la migration

Avec Léla Bencharif, géographe, spécialiste de l’histoire de l’immigration en France, présidente de l‘association TRACES, Ani D., récemment arrivée dans le Forez, Nathalie Ferré, professeure de droit du travail et présidente honoraire du GISTI, Pinar Selek, sociologue, militante et écrivaine.

Les migrations féminines sont l’occasion de discriminations et de jugements à courte vue qui s’appuient sur des clichés communs à toutes les migrations ; mais les femmes migrantes subissent doublement les aléas de leur situation, en tant que femmes et en tant que migrantes. Trois grandes thématiques émergent des discussions entre les quatre intervenantes.

En premier lieu elles sont globalement, en tant que genre, et individuellement comme femmes, l’objet de nombreux clichés. Contrairement à une idée reçue, elles représentent environ la moitié des migrants qui viennent en France et en Europe, et alors que 2/3 de l’ensemble des migrants dans le monde migrent entre pays du « sud ». En outre les migrations féminines ne se font plus principalement dans un cadre familial. Les représentations de la migration restent imprégnées d’un cadre de pensée patriarcal qui imprègne tant les administrations que les attitudes interpersonnelles. Une priorité est de décoloniser les esprits et de considérer les migrantes comme des personnes ayant des problèmes particuliers qu’elles cherchent à résoudre.

• Deuxième point, la maltraitance administrative est plus forte contre les femme seules avec enfants, à quoi il faut ajouter que la vulnérabilité ou l’oppression sexuelle sont rarement prises en compte par l’administration elle-même comme argument recevable dans une demande d’asile, ce qui ne respecte par les textes européens. Une autre chose rend leur situation difficile vis-à-vis des administrations, le flou du vocabulaire : par exemple le mot « intégration » fait l’objet d’interprétations variables selon les agents de l’administration ; mais aussi qu’appelle-t-on un.e « immigré.e », un.e « étranger.e » ? Les définitions juridiques sont souvent contournées dans le débat public.

• Troisième point, les oppressions (masculines, familiales), les violences sexuelles et sexistes, le patriarcat font que les femmes subissent une double discrimination (comme femmes et comme étrangères) ; la migration familiale rend plus difficile leur reconnaissance (juridique et sociale) comme sujets de plein droit (droit au séjour etc). Et face à ces difficultés, l’engagement des mouvements féministes pour la cause des migrantes est parfois ambigu.

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Table ronde 2 : Identités plurielles. Choisir ses appartenances, renverser les clichés

Avec Suzanne Hilaire, membre du collectif afroféministe Sawtche, Ilham Maad, productrice du podcast “Fais pas ta beurette“, Pinar Selek, écrivaine et sociologue et Boulomsouk Svadphaiphane, autrice, réalisatrice et photographe.

Le débat tourne beaucoup autour de cette question : plus que tout autres, les femmes migrantes se voient assignées des identités sociales qu’elles n’ont pas forcément choisies. On sait que l’identité est une construction sociale qui s’élabore dans les relations entre personnes et entre groupes sociaux, rappelle Pinar Selek, il est alors nécessaire que la société offre aux femmes migrantes des lieux qui leur permettent de se construire et de sortir de ces assignations identitaires. Plusieurs questions ont structuré le débat.

· Même s’il n’y a pas coïncidence de l’identité sur les papiers et des identités ressenties/vécues, « avoir des papiers d’identité » est une chose importante pour les migrantes, cela leur assure une meilleure stabilité juridique, c’est aussi un signe de reconnaissance.

· Il ne faut pas négliger le rôle des imaginaires coloniaux dans les représentations sur les femmes migrantes (les bordels en Indochine, la soumission des femmes musulmanes etc…) qui continuent d’imprimer certaines représentations de la société française ; une illustration est donnée par la diffusion d’un documentaire sur les « beurettes » et le débat qui a suivi dénonçant la violence du terme dont les relents réactivent la domination coloniale et masculine.

· L’assignation identitaire concerne très directement artistes et écrivain.es (et chercheur.es) quand la société les réduit à leur « communauté » supposée (un exemple est donné : les écrivaines noires françaises seront dans les rayons « littérature francophone » des librairies et non dans les rayons « littérature française »).

· Préserver (ou construire) des espaces de non mixité ou de mixité choisie peut être une solution pour pouvoir créer en confiance et se libérer des clichés ; considérer que la lutte peut aussi être un espace de liberté, elle permet de déconstruire les identités qu’on nous impose. Cependant lutter contre les dominations n’est pas synonyme de défendre une identité ; aller vers une convergence des luttes permet de s’ouvrir et de prendre conscience de luttes plus universelles en construisant de nouvelles solidarités.

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Table ronde 3 : Aide aux migrant⋅e⋅s, féminisme et antiracisme dans la Loire

avec Sakina Bakha (Assa Azekka), Valérie Gérenton (Giddy Up), Habiba Zerarga (association TRACES), l'association Abri'toit et le collectif d’accueil des demandeurs d’asile en Forez.

Que ce soit dans les grands centres urbains, comme à Saint-Etienne, ou dans les campagnes foréziennes, des militant.e.s soutiennent les démarches des femmes pour obtenir un statut, pour trouver un logement, pour se former. Mais la tâche est de plus en plus difficile.

· Première chose, il faut prendre conscience du paradoxe que vivent nombre des femmes migrantes : le patriarcat n’est pas laissé au pays, au contraire il semble même parfois être plus pesant, garantie pour le mari qu’il conserve son statut et que la tradition est respectée ; ceci alors que les femmes sont plus engagées que les hommes dans l’apprentissage de la langue française, des codes sociaux, dans l’intégration dans des institutions. Pourtant l’homme continue à vouloir décider de tout.

· Deuxième chose, la très grande difficulté de financement des associations sur lesquelles s’appuient de plus en plus les pouvoirs publics alors qu’elles ont de moins en moins de moyens et que le nombre de migrant.es en situation de grande précarité ne cesse d’augmenter (régularisation de plus en plus lente et difficile, donc les personnes hébergées le sont plus longtemps et la demande ne cesse pas)

· Dernier point, et non le moindre, les règles mises en place par l’Etat sont souvent inapplicables, et lui-même ne les applique pas toujours.

Cette 3ème table ronde a aussi été l’occasion de rappeler que les femmes noires et les femmes africaines étaient quasi absente de l’imaginaire collectif des luttes anticoloniales/antiracistes alors que leur rôle a pu être déterminant : les martiniquaises Paulette et Jeanne Nardal, qui ont posé les bases théoriques de la négritude, ont accueilli à Paris dans leur salon littéraire Senghor, Fanon, Cézaire, sont inconnues du public ; on ignore en France que le mouvement MeToo a été créé (en 2006) par une Afro-américaine, Tarana Burke, pour que les femmes noires puissent partager leurs expériences.

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Pour aller plus loin

Podcast de la leçon Migrations et société de François Héran au Collège de France

Site du musée national de l’histoire de l’immigration

Institut Convergence Migration : plusieurs entrées thématiques sur les femmes migrantes

https://migreurop.org/ (recommandé par Pinar Selek)

Abdelmalek Sayad, La Double absence. Des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré. Paris, Le Seuil, coll. "Liber", 1999 (recommandé par Sakina Bakha). Ouvrage majeur pour comprendre les phénomènes migratoires contemporains, Sayad, proche du sociologue Pierre Bourdieu avec lequel il a enquêté en Algérie, resitue le migrant dans le mouvement migratoire entre pays de départ et pays d’arrivée, montre l’importance des questions intergénérationnelles et la diversité des situations sociales qu’il connait.

Franz Fanon, Les Damnés de la Terre, 1961, rééd., La Découverte, 2002. (Recommandé par Michel Rautenberg). Dans cet ouvrage souvent considéré comme fondateur des études postcoloniales, Fanon explique qu’en dépit de l’indifférence aux races qu’elle proclame, la France a développé son empire colonial sur le motif de l’existence de « races inférieures », leur déniant les droits fondamentaux des personnes. Le système colonial est intrinsèquement violent et aliène le colonisé. Ses héritiers montreront à sa suite comment ce racialisme qui ne se dit pas va instiller en profondeur l’administration française et nos représentations sociales.

Guillaume Gamblin, L’insolente. Dialogues avec Pinar Selek, Editions Cambourakis, 2019. Sur fond de la biographie de cette femme militante, écrivaine, sociologue, qui est exilée en France depuis 2012, ce dialogue développe plusieurs des points qui seront abordés par Pinar Selek dans les podcasts : construire des ponts entre les différentes luttes les renforce et ouvre des espaces de liberté, lutter collectivement, choisir la non-violence, dépasser les frontières nationales, les vertus salvatrices de la littérature etc.

 

Michel Rautenberg est professeur émérite de sociologie à l'université Jean Monnet (Saint-Étienne) et membre de l'association Château de Goutelas.