Le syndicat de la magistrature et Goutelas

Pendant plus de 20 ans, à partir de 1970, le Syndicat de la magistrature présidé par Louis Joinet a organisé à Goutelas ses stages annuels de formation. Des participations audacieuses et diverses comme celle de Michel Foucault, associées à un climat de grande solidarité, ont permis un bouillonnement d’idées nouvelles sur la fonction sociale et politique de la magistrature et de la justice.

Louis Joinet, fondateur du syndicat de la magistrature, entre Paul et Josette Païs à Goutelas, qu'il dénomme son "couvent studieux" - 1972
Louis Joinet, fondateur du syndicat de la magistrature, entre Paul et Josette Païs à Goutelas, qu'il dénomme son "couvent studieux" - 1972

Pendant près de vingt ans, le syndicat de la magistrature (SM) a entretenu une relation particulière avec Goutelas. Du début des années 1970 au début des années 1990, ce jeune syndicat a rassemblé pendant les quatre jours du weekend de l’Ascension les syndiqués qui rêvaient d’une autre justice.

Comment cela a-t-il pu se faire ? Grace à des rencontres fécondes. C’est Louis Joinet qui nous raconte comment, nommé auditeur de justice au tribunal de Lyon en 1963, il a eu la chance de faire son stage du barreau dans le cabinet de Paul Bouchet. Il découvrit ainsi la grande œuvre menée par ce dernier à Goutelas. « Une nouvelle abbaye de Thélème » - disait Louis – « un espace baroque et néanmoins très fonctionnel quasi onirique et très carte du tendre… Et c’est en quelque sorte naturellement qu’à la création du SM, il fut décidé de tenir à Goutelas les stages annuel de formation et d’en faire « notre couvent studieux » [1].

Et c’est dans cet endroit si particulier que s’est exprimé de façon intense ce qui formait la spécificité de syndicat dès l’origine : « Lieu de rencontre, de réflexion et de discussions collectives, de confrontation entre magistrats face à l'individualisme, à l'isolement et à la pratique du secret régnant jusque-là dans la magistrature » [2].

La formation des auditeurs de justice

C’était le premier objectif visé. C’est cette expérience de « contre formation » à l'usage des auditeurs de justice syndiqués et de membres plus, et même très chevronnés, du SM qui fut ce que le syndicat a produit sans doute de plus intéressant. C’est ce que souligne François Colcombet, de la même promotion que Louis Joinet et qui, en poste dans la région lyonnaise, était, dès l’origine, allé très souvent à Goutelas [3] . Tout ce travail de fond a constitué le terreau sur lequel se sont construites la plupart des évolutions modernes dans la magistrature et partant, dans le fonctionnement de la justice, dans la jurisprudence et même dans l'élaboration de la loi par le Parlement.

Ces stages traitaient de la pratique judiciaire et de réformes souvent très techniques comme le droit de la consommation ou le droit financier mais aussi de société comme l’IVG. Les cervelles se frottaient aux cervelles pour faire émerger les solutions innovantes, car le thème central à Goutelas était celui de la réforme de la justice de l'intérieur par les juges eux-mêmes.

On y parlait de l'approche financière des affaires de droit commun, du statut de la police, du droit du travail, des tribunaux d'instance ou des prisons alors en pleine ébullition. C’est là qu’ont pris naissance les groupes de fonction – juges des enfants, juges de l’application des peines, juges d’instance, parquetiers - qui faisaient réfléchir les magistrats spécialisés sur le sens de la fonction occupée et sur les recherches collectives de bonnes pratiques. Et c’est là aussi qu’est né le groupe femmes.

Cela a toujours été au cœur des préoccupations du SM. Et cela, il ne l’a pas conduit seul. Ouvert sur la société et sur le monde, il s’abreuvait aux réflexions des intellectuels français et étrangers et particulièrement ceux de l'université de Louvain. Il s’enrichissait des confrontations avec des juristes d’autres pays, des syndicalistes ouvriers ou de personnalité de tout horizon.

Citons dans le désordre, et en ayant conscience ne pas être exhaustif, ceux qui ont accepté de participer à ces stages de formation : Daniel Cohn-Bendit, Robert Linhart, Michel Miaille, Jean-Jacques de Felice, Edgard Morin, Philippe Meyer alors à Esprit, Marin Karmitz pour le film « Coup pour coup » sur une grève de femmes dans une usine de textiles. Ayons une pensée particulière pour Michel Foucault qui est venu à Goutelas en 1977, non pour parler des structures carcérales, mais pour commenter le livre « liberté, liberté » qui énonçait sous la direction de Robert Badinter le projet de la gauche pour la justice. Et je me souviens combien son commentaire et sa préoccupation a semé le trouble parmi nombre d’entre nous : la justice, fût-ce celle de Badinter, pourra-t-elle jamais devenir un contre-pouvoir ?

Les thèmes internationaux étaient aussi abordés. La situation en Allemagne et en Italie était très difficile. De nombreuses rencontres ont eu lieu avec des magistrats étrangers, Klaus Kroissant et des avocats de la bande à Baader, des italiens de magistratura democratica dont Salvatore Senesse qui nous parlait de la stratégie de la tension mais aussi de l’indépendance de la magistrature italienne.

Un mode de fonctionnement nouveau entre magistrats qui éclatait à Goutelas

Pour comprendre, il suffit d’entendre Gérard Blanchard, ancien secrétaire général du SM, qui nous a quittés avant de vivre 1981 : «Plaisir d'être peu nombreux. De se connaître, personne n'est longtemps anonyme au SM. Une idée, une action c'est très vite le son d'une voix, un débit, un visage. Plaisir d'être nombreux, une armée, une force. Plaisir de la qualité, plaisir donné par l'un ou l'autre quand il parle. Les gens qu'on applaudit parce qu'on ne peut les embrasser. Plaisir d'accéder, même fugitivement, même partiellement, à une autre intelligibilité des choses, du pouvoir et du sens des luttes, d'entrevoir une autre place, un autre rôle, d'autres relations. Perspective sympathique d'être un peu moins nombreux à mourir idiots. Plaisir de créer. Mettre une idée là où il n'y a rien, s'inquiéter à la voir attaquée. S'assurer au fur et à mesure qu'on la défend. »

Mireille Imbert-Quaretta, magistrate, spécialiste du droit pénal et des procédures, a été conseillère d’Etat, coprésidente de la Hadopi, présidente de la commission de protection des droit, personnalité qualifiée chargée du contrôle de la plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ).