De 1965 aux années 1980 les élus et les habitants de Sail-sous-Couzan, inspirés par l'expérience de Goutelas, deviennent les pionniers de ce que l'on nomme aujourd'hui une « culture participative ». L’utopie couve toujours…
A Sail-sous-Couzan, une nouvelle page s'écrit en 1965, lorsqu'une nouvelle et jeune équipe conquiert la mairie. C’est une surprise et une rupture. Michel Houzet devient maire. Sa liste est composée des membres de l'équipe de football de la comune. Sail est alors un gros village de 1 500 habitants et qui compte autant d'emplois que d'habitants, dans la métallurgie surtout, mais aussi le textile, la source Brault et les scieries. La jeune équipe qui se situe politiquement à gauche engage un travail de modernisation de la vie de la commune.
Très inspirés par l'expérience de Goutelas, les élus y rencontrent Marcel Maréchal en 1966 qui y joue Tamerlan et lui font visiter la citadelle médiévale en ruine qui domine leur village. C'est un coup de cœur, et dès 1967, il y crée un spectacle à partir d'extraits de textes de Shakespeare. C'est le début d'un festival d'été, les « Estivades », qui bénéficie rapidement d'un grand rayonnement, avec le soutien de puissants comités d'entreprises de la région (Rhône Poulenc, Michelin).
Si les idéaux humanistes et les objectifs de développement local sont les mêmes à Sail-sous-Couzan qu'à Goutelas, il se développe cependant ici un autre rapport à la culture. Enseignants, ouvriers locaux et paysans invitent des artistes à séjourner au village et œuvrent à leurs côtés, devenant les pionniers d'un faire-ensemble, de ce que l'on pourrait nommer aujourd'hui une culture « participative ». Les projets artistiques et culturels sont au cœur de la vie de la commune, l'équipe municipale elle-même en étant le fer de lance. Les élus sont ainsi engagés physiquement dans les Estivades, montant tout le matériel à dos d'homme jusqu'au donjon où ils installent scène et gradins, nouant des amitiés avec les artistes.
Les Estivades évoluent avec le départ de Marcel Maréchal dont la compagnie, s'adaptant aux attentes du Ministère de la Culture, épouse une nouvelle logique institutionnelle à partir de 1972. Le festival se poursuit avec les prestations de compagnies et de chanteurs très ancrés à gauche, et l'invitation de plasticiens qui créent des œuvres avec les habitants du village.
En 1983, les « Rencontres interculturelles » prennent le relais des « Estivades ». C'est une manifestation de moindre envergure, mais avec une forte dimension d'ouverture, qui permet à des enfants du village d’accueillir et de créer une œuvre collective avec d’autres jeunes venus d'ailleurs. Ils accueilleront ainsi des enfants venus des quartiers populaires et cosmopolites des grandes villes voisines, ainsi que des jeunes venus d'Italie. Enfin, en 1992, au moment où cessent les « Rencontres interculturelles », un groupe de jeunes de la commune retrouve le chemin des aînés et réinvestit la citadelle avec un festival de musique punk rock et des soirées qui rassemblent jusqu'à un millier de spectateurs.
Ainsi, au fil des années, Sail-sous-Couzan n'a cessé d'être le lieu d'une intense activité créatrice. A l'exemple de l'équipe de Maréchal qui passait trois mois sur place et associait les habitants à sa création, nombre d’artistes vont au fil des années inscrire leur travail à Sail, toujours sous le regard des habitants, bien souvent avec leur concours. Le village est parsemé aujourd'hui de nombreuses sculptures qui témoignent de ces aventures collectives. Ce passé imprime les mémoires, transmettant le désir d'agir et de créer.
Cette vitalité culturelle est indissociable d'une vision et d'un projet politique plus large, fortement émancipateur. Un des maîtres mots qui anime tous ces aventures est, comme à Goutelas, « ouverture ». Les barrières sociales sont transgressées par les activités communes, la création et la réflexion collectives. Il y a une véritable joie à passer ces frontières. Les fondateurs ont un esprit rebelle et le sens de la subversion des règles qui régissent un vieux monde rural, encore marqué par des formes de féodalité. Le mouvement est porté par une idée de progrès social. Nombre d'acteurs évoluent sur le plan personnel, et conquièrent de nouveaux espaces, intellectuels, relationnels, sociaux.
La crise économique et sociale des années 1980 qui a très durement frappé la commune a certes mis un frein à cet élan. La vie culturelle à Sail-sous-Couzan évolue sur un mode punk, celui de la génération chômage, du No future, mais l'utopie couve toujours. Une réflexion collective se poursuit avec de nouveaux acteurs pour inventer des formes d'action adaptées aux défis de notre temps.
Béatrice Dubell est cinéaste et directrice artistique de l'association Grand ensemble- atelier de cinéma populaire, qui est co-productrice du webdocumentaire. A ce titre, elle a conduit la recherche- action dont il est le fruit, et réalisé les 3 courts-métrages Créer, Ancrer, Essaimer.


